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L’école polytechnique lance une opération séduction dans les lycées

Depuis 2020, la prestigieuse école a mis en place son propre dispositif d’égalité des chances avec des résultats contrastés, critiqués par certains chercheurs.

Il est 8h30. La sonnerie retentit dans le grand hall d’entrée du lycée Monge de Savigny-sur-Orge, dans l’Essonne. Sac à dos sur les épaules, Leila, en 1re générale, se dépêche de rejoindre la salle de conférences pour assister à la présentation organisée par l’Ecole polytechnique dans le cadre de l’opération «Monge». Ce dispositif, créé en 2020, consiste à mobiliser les élèves polytechniciens de première année, durant leur période de formation
humaine et militaire, pour promouvoir les filières scientifiques d’excellence
dans tous les lycées de France afin de favoriser l’égalité des chances. En 2021, l’opération «Monge» a permis de sensibiliser 21000 lycéens dans 420 lycées sur tout le territoire. Mais le défi reste immense. D’après une étude publiée en 2018 par Nicolas Berkouk, ancien élève de l’X, et son professeur Pierre François, plus de 81 % des admis à Polytechnique au début des années 2010 avaient un père cadre ou ayant une profession intellectuelle supérieure. A l’inverse, les enfants d’ouvriers ou d’employés ne pesaient que pour 3,4 % dans les effectifs, alors qu’ils représentaient plus de 38 % de la population de cette classe d’âge.

Aucun littéraire

Ce matin-là, quarante-trois lycéens, dont seulement sept filles, remplissent les rangées de chaises en bois. Aucun littéraire dans le lot. Vingt et un d’entre eux sont en terminale générale, avec comme spécialités sciences physiques et chimiques, mathématiques, sciences de la vie et de la terre ou numérique et sciences informatiques; six suivent une terminale technologique tandis que seize sont inscrits en 1re générale, avec une spécialité scientifique. Leila, elle, ne sait pas encore ce qu’elle veut faire plus tard. Une école d’ingénieurs? «Pourquoi pas?, assure-t-elle. Mais j’attends d’avoir plus d’informations pour prendre ma décision.» Nathalie Eymard, proviseure adjointe par intérim, demande le silence. «Qui a déjà entendu parler de Polytechnique?», lance-t-elle à la cantonade. Moins d’une dizaine de mains se lèvent dans la salle. Rien d’étonnant. Avec 338 boursiers sur 1420 élèves, le lycée Monge est l’établissement qui compte le moins d’élèves issus d’un milieu social favorable à la réussite scolaire dans le département de l’Essonne. Pas de quoi décourager Pierre-Antoine Mangoni, le jeune polytechnicien de 20 ans chargé d’animer la conférence. Décontracté, le jeune Corse, fils d’un couple d’ingénieurs territoriaux, commence en déroulant brièvement son parcours: collège et lycée publics à Ajaccio, bac scientifique option sciences de l’ingénieur, puis prépa MPSI au lycée Masséna, à Nice. «En terminale, je sentais que je n’étais pas au maximum de mes capacités. Comme en plus, je ne savais pas trop ce que je voulais faire de ma vie, je me suis inscrit en prépa pour me challenger et
me laisser le temps de trouver ma voie. Cela m’a permis d’apprendre à travailler beaucoup et de manière efficace.»

Un investissement payant. Après un premier échec au concours et un redoublement volontaire, Pierre-Antoine a fini par être reçu à l’X en 2022. «Il existe toutefois d’autres chemins possibles pour intégrer une école d’ingénieurs, précise-t-il, pour ne pas décourager les troupes. Les écoles postbac avec prépa intégrée, les licences en trois ans à l’université, mais aussi les bachelors, BTS et DUT.»

Embauché en six mois

Suivent quelques explications nécessaires sur le métier d’ingénieur. «On a toujours du mal à définir ce qu’est un ingénieur et ce qu’il fait concrètement. C’est un scientifique généraliste qui sait avant tout réfléchir et résoudre des problèmes complexes. Assez reconnue en France, la formation pour le devenir permet de faire plein de choses très différentes et de trouver facilement du travail à la sortie.» Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 96 % des étudiants en école d’ingénieurs sont embauchés moins de six mois après avoir décroché leur diplôme, dans l’immense majorité des cas, en CDI, avec un salaire moyen de 2900 euros brut. Des murmures parcourent l’assemblée, puis très vite les questions fusent. «Combien de temps durent les études d’ingénieurs?», s’interroge un élève. «Pourquoi as tu choisi Polytechnique?», s’enquiert un autre. «Est-ce que tu vas faire le défilé du 14-Juillet?», demande un troisième. Un nouveau doigt se dresse. «Combien as-tu eu de moyenne générale au bac?» «18,47!, avoue l’étudiant, en toute modestie. Mais j’avais beau avoir de très bonnes notes, je n’ai pas été pris dans les grands lycées parisiens. Inversement, ce n’est pas parce que vous n’avez pas de mention très bien au bac que vous ne pourrez rien faire derrière.»

La séance de questions-réponses se termine. Elève en 1re générale, Azad en ressort ragaillardi. Jusqu’à présent, il n’envisageait pas Polytechnique, par crainte du coût. Maintenant qu’il sait que les études sont gratuites, ce fils d’ouvrier du BTP s’y verrait bien. «Pour avoir une chance d’être admis, il va juste falloir travailler un peu plus», souligne-t-il.

Un argument qui ne convainc pas Nicolas Berkouk. «En utilisant la rhétorique grandiloquente de la lutte contre l’autocensure, l’opération “Monge” fait croire aux élèves qu’ils sont maîtres de leur destin, alors que leur parcours scolaire dépend en grande partie de leur origine sociale et du lycée d’où ils viennent », rappelle-t-il. Pour réduire les inégalités scolaires, l’Ecole polytechnique aurait plutôt intérêt, d’après lui, à agir sur son concours, «qui aujourd’hui favorise très clairement les élèves issus des grandes classes prépas. A commencer par Sainte-Geneviève, à Versailles, et Louis-Le-Grand, à Paris, qui mettent en place des préparations spécifiques au concours». Les nombreux dispositifs d’ouverture sociale mis en place dans les autres grandes écoles à la suite de la charte de 2005 sur l’égalité des chances n’ont pas montré plus d’efficacité. «Le recrutement géographique, social et de genre n’a quasiment pas évolué au cours des quinze dernières années», assure Julien Grenet, directeur de recherche au CNRS, professeur associé à l’Ecole d’économie de Paris et coauteur d’un rapport sur le sujet en 2021.

Instaurer des quotas

Pour lui, la meilleure façon d’améliorer la diversité dans ces institutions d’élite serait de développer une politique nationale de quotas en ciblant les
élèves socialement défavorisés qui ont une vraie chance de réussir. «Si on met des polytechniciens face à des élèves en grande difficulté scolaire, non seulement le processus d’identification aura du mal à se faire, mais en plus on risque de créer de la violence symbolique», souligne Julien Grenet.

Elève en terminale générale 3, Tiago n’affiche qu’un modeste 11 de
moyenne, mais avec deux parents dans l’éducation nationale, il compte bien poursuivre de bonnes études supérieures. Jusqu’à présent, il se voyait
plutôt en école de commerce. Mais l’aura de Polytechnique semble désormais l’intéresser. «C’est l’une des meilleures écoles de France, assure-t- il. Le prestige, ça compte quand même sur un CV.»