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Dans les écoles d’art, une esquisse de diversité sociale

Sous-représentés dans les cursus artistiques, les élèves issus de milieux défavorisés peuvent bénéficier de programmes d’égalité des chances ou de bourses pour les aider à intégrer les écoles d’art, publiques comme privées.

Sous la verrière dessinée en 1993 par l’architecte Ieoh Ming Pei, Moïse, Morgane et les autres déambulent d’un pas décidé à l’ombre des Chevaux de Marly, deux sculptures en marbre réalisées au XVIIIe siècle par Guillaume Coustou pour le parc du château royal de Marly (Yvelines). En cette semaine de vacances de février, ces élèves de terminale issus d’un milieu modeste suivent un stage intensif à l’Ecole du Louvre, organisé par la Fondation Culture & Diversité, une organisation à but non lucratif créée en 2006.

Un furtif coup d’œil au magnifique groupe allégorique en marbre blanc de Corneille Van Clève La Loire et le Loiret (1699-1707), et les voilà déjà perchés en haut de l’escalier. « Nous sommes dans la cour Marly, située dans l’aile Richelieu du Musée du Louvre », annonce Géraldine Soufflet, une ancienne diplômée de l’Ecole du Louvre qui officie désormais comme chargée de travaux dirigés devant les œuvres au sein de l’établissement. « Nous étions censés commencer notre visite par le monument funéraire de Jacques de Souvré, mais la salle vient de fermer. » Pas question pour autant de faire une croix sur la leçon d’histoire de l’art prévue au programme. La jeune guide-conférencière a plus d’un tour dans son sac. « Savez-vous qui était Jacques de Souvré ? », demande-t-elle à la volée. Une main se lève dans l’assemblée. « C’était un chevalier de l’Ordre de Malte », lance Anaïs, 17 ans, qui rêve de devenir critique d’art.

Fille d’un mécanicien de bateaux et d’une éducatrice sportive, cette élève du lycée Carnot de Cannes (Alpes-Maritimes) nourrit une véritable passion pour la peinture depuis plus de quatre ans. Après le bac, ce sera donc l’Ecole du Louvre, sinon rien. « C’est en faisant des recherches par moi-même que je suis tombée sur cet établissement, raconte la petite brune aux cheveux courts, noyée dans une longue veste à motifs japonisants. Mes profs ne m’en avaient jamais parlé, alors que c’est la voie royale en histoire de l’art. » Seul hic ? La sélection à l’entrée est drastique. Anaïs compte donc sur cette semaine organisée par la Fondation Culture & Diversité pour augmenter ses chances. « Ce stage s’adresse à des élèves de terminale ayant suivi l’option Histoire des arts au lycée, qui sont boursiers ou qui dépendent d’un de nos huit lycées partenaires », explique Lucile Deschamps, déléguée générale des programmes d’égalité des chances de la fondation.

Des bourses de vie

En tout, ils sont trente-cinq, cette année, à avoir été sélectionnés. Au menu de la semaine : présentation du concours d’entrée de l’école, cours d’égyptologie, travaux dirigés devant les œuvres aux Musées du quai Branly et du Louvre, épreuves blanches, rencontre avec des professionnels de chez Christie’s… L’accompagnement de la fondation ne se limite pas à ces stages pédagogiques de préparation au concours. Une fois admis, les bénéficiaires peuvent également prétendre à des bourses, à des aides au logement, à du tutorat et à un soutien à l’insertion professionnelle.

La formule porte ses fruits. Sur les 607 élèves qui ont suivi ce genre de session à l’Ecole du Louvre depuis 2006, 548 se sont présentés au concours d’entrée de cet établissement et 160 ont été admis, soit 29 %. Des résultats encourageants qui ont poussé la fondation à ouvrir onze nouveaux programmes d’égalité des chances, en partenariat avec 51 autres écoles, en grande majorité des institutions publiques relevant de l’enseignement supérieur culturel, comme l’Institut national du patrimoine, l’Ecole nationale des chartes ou l’Institut national de l’audiovisuel. « Contrairement à Sciences Po, les écoles d’art ne proposent pas de voie d’accès parallèle, rappelle Lucile Deschamps. Les élèves défavorisés sont soumis au même concours que les autres. L’objectif, pour nous, est d’augmenter leurs chances de réussite pour favoriser la diversité. »

Dans un rapport publié en décembre 2020, la Cour des comptes avait en effet critiqué le manque d’ouverture sociale des écoles d’art. « Les quatre écoles nationales situées à Paris (Ensba, Ensad, Ensci) et en Ile-de-France (ENSA Paris-Cergy) affichent en effet un taux de boursiers moyen de 25 %, contre 38 % pour celles implantées en région », notait-elle à l’époque. Et entre les écoles territoriales la situation est disparate. Sur les 28 établissements ayant communiqué leurs statistiques pour l’année 2018-2019, 19 avaient certes un taux de boursiers supérieur ou égal à 39 %, dont 5 – celles de Cambrai, de Clermont-Ferrand, de Nîmes, l’Ecole supérieure d’art du Pays basque et l’ESA Réunion –, un taux supérieur à 50 % de leurs effectifs. Mais les plus sélectives d’entre elles, à savoir l’Ecole supérieure des beaux-arts de Lyon, l’Ecole supérieure d’art et design de Saint-Etienne, ou encore la Haute Ecole des arts du Rhin, à Strasbourg, plafonnaient entre 25 % et 33 %. La Cour des comptes jugeait donc « indispensable de renforcer la politique d’ouverture sociale et de diversification des profils ». « Les métiers artistiques et culturels doivent être le reflet de la population française, insiste Lucile Deschamps. La création artistique s’enrichit toujours de la diversité des visions et des parcours. »

L’Ecole du Louvre s’est mise en ordre de marche. « Oui, notre concours est sélectif, mais on reste un établissement assez ouvert, soutient Annaïg Chatain, la directrice des études. Les deux tiers de nos élèves viennent de province, et près d’un tiers sont boursiers. » Une relative diversité que l’école, située dans l’aile de Flore du musée, doit notamment à ses tarifs, similaires à ceux de l’université : 438 euros en premier cycle, en 2023-2024, 633 euros en deuxième cycle, et 274 euros en postmaster et troisième cycle. Mais, pour améliorer l’égalité des chances, il fallait aller plus loin. Des bourses de vie d’un montant compris entre 3 000 et 5 000 euros par an, cumulables avec les bourses du Crous, ont donc été instaurées, il y a cinq ans, pour aider les élèves les plus en difficulté à faire face aux frais du quotidien. Trente-quatre ont été allouées pour l’année 2023-2024.

« On avait malgré tout l’intuition que la cherté du logement à Paris pouvait encore être une raison de renoncement au bénéfice du concours », confie la responsable. Pour y remédier, l’école a inauguré, en 2021, une maison des élèves, rue de Condé, qui permet d’offrir une chambre à 50 élèves de première année pour un loyer compris entre 550 et 675 euros hors APL. « Il ne suffit pas d’intégrer des boursiers dans nos effectifs, insiste Annaïg Chatain. Il faut aussi créer les conditions de leur réussite. »

Un message qui peine à être entendu. « J’adorerais faire une école gratuite et accessible à tous, mais, pour ça, il faudrait jouer au Loto », rétorque ainsi Pierre-Yves Mahé, président fondateur de Spéos, une école de photographie internationale qui accueille quelque 200 étudiants, dont 75 % d’étrangers. « On est certes royalement équipés, avec 1 200 mètres carrés de locaux en plein cœur du 11e arrondissement et 18 plateaux studio, mais on n’est pas riches pour autant, tempère-t-il. Comme on est totalement privé, on n’a droit à aucune aide. Les frais de scolarité, qui s’élèvent à 8 000 euros par an, nous servent uniquement à financer le matériel, les enseignants… et le manque à gagner des années de crise, comme pendant le Covid. »

Hier plutôt rares, les dispositifs d’ouverture sociale se développent de plus en plus, y compris dans des établissements privés très prisés comme les Gobelins, spécialisés dans l’animation, la 3D, la photographie et le jeu vidéo. « Nous dispenser un enseignement d’excellence, ce qui a nécessairement un coût », précise en guise d’introduction Myriam Faten Sfar, directrice académique de la formation initiale dans cet établissement de création visuelle. Il faut quand même compter la bagatelle de 10 000 euros par an si vous êtes français, 15 000 euros pour un étranger. Face à la précarisation croissante des étudiants, l’école a néanmoins dû trouver des solutions. En 2018, elle a mis en place la bourse Netflix. La promesse ? Des frais de scolarité payés par la plate-forme américaine pour les deux années du master, de même qu’une partie des frais de vie. Six candidats au maximum par an peuvent y prétendre. L’Ecole supérieure de design de Troyes s’inscrit dans la même ligne avec ses bourses Y Not. Depuis la rentrée 2022, elle offre chaque année la possibilité à cinq étudiants méritants, basés sur le territoire, de financer les premières années de leur cursus lorsque ce dernier se poursuit en alternance.

« Des fils de bonne famille »

Malgré les montants très élevés qu’elle facture – 10 900 euros la première année et plus de 13 000 euros durant les années supérieures –, l’école Penninghen assure mettre tout en œuvre pour aider ses élèves à poursuivre leur cursus. « Comme on délivre des titres RNCP (Répertoire national des certifications professionnelles) reconnus par le ministère du Travail, on échappe au dispositif du Crous », explique Gilles Poplin, directeur de cette institution créée en 1968, qui accueille 920 étudiants en direction artistique, communication et architecture intérieure.

Pour compenser, l’école distribue, chaque année, sur fonds propres, depuis des décennies, de vingt à quarante bourses, attribuées selon les revenus des parents, la composition familiale, les résultats scolaires et l’assiduité. Le montant permet de couvrir entre 10 % et 50 % des frais de scolarité. Le visage de l’école a-t-il changé pour autant ? Visiblement non. « Ce sont toujours majoritairement des fils de bonne famille, originaires, pour la plupart, d’Ile-de-France », témoigne Luna Nativel, 24 ans, étudiante en 5e année. Elle-même est parisienne, mais elle ne se reconnaît pas vraiment dans ce petit monde. « Ma mère est prof de yoga et mon père est décédé, explique-t-elle. J’ai pu financer l’école grâce à l’héritage de mon père et à l’argent que ma mère avait mis de côté. Depuis la troisième année, je bénéficie aussi d’une bourse. Mais cela ne couvre pas tous les frais, loin de là. » Pour mettre du beurre dans les épinards, elle garde donc des enfants trois fois par semaine.

Penninghen est loin d’être une exception dans le paysage. D’après une publication de 2023 du département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation du ministère de la culture, sur les 175 000 étudiants inscrits dans une formation artistique et culturelle supérieure durant l’année universitaire 2021-2022, 38 % étaient encore issus d’une famille de cadres et assimilés, et 16 %, de professions intermédiaires. Les enfants d’ouvriers représentaient, eux, seulement 8 %. « On a éliminé les cas de discrimination les plus flagrants, mais on n’a pas étudié ce qui fait système dans cette affaire », analyse Pierre Oudart, conseiller auprès de la direction générale de la création artistique au ministère.

Notamment les freins psychologiques. « Beaucoup de parents issus de milieux modestes craignent encore que leur enfant ne trouve pas de travail à la sortie », constate la sociologue Frédérique Joly, directrice des études et des formations à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Marseille. Pour elle, il faudrait mener un travail de fond avec les établissements du primaire et du secondaire pour mieux faire connaître ces parcours, leurs débouchés… « Tant qu’on n’aura pas mis en œuvre une vraie éducation populaire artistique, conclut-elle, la majorité des jeunes auront toujours du mal à se projeter dans nos écoles. » Le mouvement d’ouverture sociale dans le monde de l’art n’en est encore qu’à ses débuts.