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Et maintenant, on mange quoi ?

Si vous voulez composer une assiette saine et éthique, soigner votre microbiote intestinal et faire en même temps du bien à la Terre, choisissez votre menu. En entrée : adoptez le programme « Bon pour mon corps, bon pour la planète ! » En plat de résistance : apprenez à chouchouter votre foie et à faire reculer l’inflammation grâce à la science de la nutrition. En dessert : découvrez les astuces de Louise Browaeys, notre invitée, pour manger mieux et avec plaisir.

La viande, le poisson, le fromage, les laitages… Louis-Marie, 31 ans, a fait définitivement une croix dessus il y a quatre ans. « J’étais vraiment un junkie de la nourriture », raconte cet étudiant en médecine, installé en région parisienne. « J’avalais n’importe quoi, n’importe quand. » Il a fallu qu’il parte s’installer à Berlin à l’âge de 27 ans pour que sa sensibilité à la qualité et à l’environnement commence à s’éveiller. « Là-bas, tous les restaurants ont l’obligation de proposer au moins un plat végétarien, précise-t-il. En me documentant, je me suis peu à peu rendu compte des coûts que la consommation de viande représentait pour la planète. C’est comme cela que j’ai décidé de me convertir au véganisme. »
Comme Louis-Marie, vous vous interrogez sur l’impact de votre assiette sur l’environnement ? Un luxe que ne pouvaient pas forcément s’offrir nos ancêtres. « Lorsque l’on parlait de bien manger avant la Seconde Guerre mondiale, cela renvoyait avant tout à l’idée de manger à sa faim, contexte de pénurie oblige », rappelle l’historienne Madeleine Ferrières, auteur d’Histoire des peurs alimentaires : du Moyen Âge à l’aube du XXe siècle (Seuil). «Toute notre alimentation était régie par une morale économique traditionnelle qui nous poussait à faire preuve de frugalité et nous interdisait de gaspiller. Pour les plus fortunés, cela voulait dire ne pas jeter et pour les plus pauvres, accommoder les restes. »
L’ouverture des premières grandes surfaces dans les années 1960 a totalement changé la donne. Avec le développement d’une offre à la fois prête à manger et bon marché, standardisée et foisonnante, les
mangeurs sont ainsi devenus des consommateurs purs, confrontés à l’embarras du choix.

LA BOITE NOIRE DE L’AGRO-INDUSTRIE
« L’enjeu pour eux n’était plus de savoir comment se procurer suffisamment à manger mais quoi manger », souligne Clémentine Hugol-Gential, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Bourgogne, spécialiste des pratiques alimentaires. Avec l’alimentation industrialisée, une distance symbolique s’est peu à peu creusée entre les mangeurs et leurs assiettes. Comme si les aliments étaient devenus des artefacts mystérieux, des objets comestibles non identifiés, fabriqués on ne sait pas trop comment, dans des usines on ne sait pas trop où. Bœuf aux hormones, œufs au fipronil (un insecticide)… Il a fallu les grands scandales alimentaires des années 1980-1990 pour réveiller la méfiance du citoyen consommateur. Et pour que s’installent la suspicion et le malaise qui perdurent encore. « La crise de la vache folle en 1996 ou plus récemment l’affaire des lasagnes à la viande de cheval ont mis au jour un manque de transparence de l’industrie agroalimentaire, de plus en plus perçue comme une boîte noire », constate Clémentine Hugol-Gential. Dans un sondage réalisé en novembre 2016 par Ipsos, sur les pratiques alimentaires des Français au regard des enjeux de durabilité, 57 % des sondés se disaient inquiets de la qualité des produits qu’ils consommaient, et 52 % davantage inquiets que deux ans auparavant. Paradoxe, avec les progrès de l’hygiène alimentaire et la multiplication des contrôles sanitaires, jamais nos assiettes n’ont, semble-t-il, été aussi sûres. « On a beaucoup moins de risques de mourir empoisonné par ce qu’on avale qu’il y a un siècle », assure Gérard Apfeldorfer, psychiatre et psychothérapeute, spécialiste du comportement
alimentaire.

À VOTRE SANTE
Passée au crible, l’alimentation n’a pourtant jamais été investie d’une telle exigence par une population de plus en plus soucieuse de sa santé, de sa silhouette… mais aussi de cohérence et d’équilibre. Les études scientifiques, toujours plus nombreuses, attestent le rôle de l’alimentation et de la sédentarité dans l’apparition de nombreuses maladies comme le cancer, le diabète ou l’obésité. Une source de prise de conscience… mais aussi d’incertitudes. « Outre la multiplicité des produits disponibles sur les étals des supermarchés, les consommateurs sont confrontés à nombre de prescriptions et de discours contradictoires », note Clémentine Hugol-Gential. Le fruit à la fois de l’évolution constante des connaissances et de la multiplicité des sources d’information. « Sur Internet, chacun écrivant ce qu’il veut, on entend tout et n’importe quoi », regrette le sociologue Jean-Pierre Corbeau. Un jour, on incrimine le gras, le lendemain, c’est le sucre et le surlendemain le gluten. C’est ce que le socio-anthropologue Claude Fischler appelle la «cacophonie alimentaire », avec des risques de dérive telle l’orthorexie, un trouble du comportement alimentaire basé sur l’obsession de la nourriture saine. «L’orthorexique peut passer plus de huit heures par jour à préparer ses menus, à scruter les étiquettes… », explique Patrick Denoux, professeur de psychologie interculturelle à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès et auteur de Pourquoi cette peur au ventre (J.-C. Lattès).

UNE REPRISE DU POUVOIR
Loin de ces extrêmes, c’est pourtant la volonté de remettre du sens dans nos assiettes qui domine aujourd’hui. Nous sommes nombreux à faire de
l’alimentation un nouveau terrain d’engagement personnel, voire sociétal. Comment ? Par exemple en retournant aux fourneaux. « Le fait-maison revient en force, notamment chez les jeunes et les catégories sociales les plus aisées », commente Jean-Pierre Corbeau, professeur émérite de sociologie de l’alimentation à l’université de Tours. « Parce qu’en cuisinant on a l’impression de renouer avec un passé qui rassure, de redevenir acteur. » Certains feront le choix de boycotter les produits bourrés de pesticides ou la viande issue d’animaux maltraités, d’autres d’honorer les circuits courts et les œufs garantis plein air du poulailler voisin. Comme un besoin, pour les urbains que nous sommes devenus, de se reconnecter à la terre nourricière et au monde paysan qu’on ne côtoie plus. D’où le succès actuel des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) ou du marché bio.

DES CHOIX POUR METTRE FIN A L’IMPUISSANCE
« Dans un contexte d’économie mondialisée et de crise de la représentativité, les individus se sentent souvent impuissants par rapport au monde qui les entoure », constate la philosophe Corine Pelluchon, professeure à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée, auteure des Nourritures (Seuil). « À travers nos choix alimentaires, nous avons la possibilité d’affirmer une autonomie morale et de nous réapproprier notre vie. » La valeur des achats des produits alimentaires issus de l’agriculture biologique a ainsi connu, en 2017, d’après les chiffres de l’agence Bio, une croissance de près de 17 % par rapport à 2016. « Le bio, aux yeux des Français, c’est une synthèse de ce qui est bon à la fois pour les papilles, pour la planète et pour la santé », précise Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise au Crédoc. « Beaucoup de consommateurs aujourd’hui ne supportent plus de vivre dans la contradiction : crier haut et fort qu’ils sont pour le respect de la planète et le bien-être animal tout en continuant à consommer des fraises en hiver ou du bœuf issu de l’élevage industriel, complète Corine Pelluchon. Nous voulons mettre en harmonie nos pensées, nos valeurs et nos actes. » Une manière forte d’affirmer leur identité. Car manger n’est pas seulement ingurgiter des calories et mettre du carburant dans le moteur. C’est se relier en conscience au respect de la terre, du travail, des saisons. « Notre corps est fait des aliments que l’on ingère », conclut Sylvain Taillardat, diététicien nutritionniste comportementaliste à Villeneuve-lès-Avignon. « Autrement dit, en nous alimentant c’est nous-mêmes que nous construisons. »
Dans sa cuisine, au milieu des poireaux, des oignons, des flocons d’avoine et des flacons d’épices, Louis- Marie s’affaire à préparer une quiche sans beurre ni œuf. « Faire la transition alimentaire demande des efforts, reconnaît-il. Mais je ne peux pas attendre que le monde change si je ne change pas moi-même. » Louis-Marie ne se considère pas pour autant comme un militant. « Je suis juste un citoyen avec une conscience et un esprit civique. »

Nos placards passés au crible

Comment faire la chasse au produit sûr, déjouer les conflits d’intérêts inévitables dans le domaine agroalimentaire et inciter les marques à plus de transparence ? Un ingénieur français, Stéphane Gigandet, a répondu en créant une base de données collaborative Open Food Facts qui recense à ce jour plus de 520 000 produits. Via l’appli gratuite Yuka, on scanne le code-barres d’un aliment pour connaître sa composition nutritionnelle, son mode de production et la note qui lui est attribuée. Accessible à tous, la base de données fonctionne sur le même principe que Wikipedia puisque chaque contributeur (citoyen ou fabricant) peut amender ou ajouter des
fiches. Une version payante apporte plus d’informations, par exemple
sur la nature des sucres ou des graisses ajoutées.

« Le rituel du repas nous protège de l’obésité

Le socio-anthropologue Claude Fischler, auteur de nombreux ouvrages sur
l’alimentation dont
l’Homnivore et les alimentations particulières (Odile Jacob), assure que partager un repas peut être un rempart contre l’obésité.

Sens & santé : Entre 2000 et 2007, vous avez mené une enquête internationale ambitieuse auprès de 7 000 personnes sur les pratiques alimentaires dans six pays occidentaux. Quels enseignements en avez-vous tirés ?
Claude Fischler : Au-delà de l’apparente homogénéisation des goûts, on note, selon les cultures, une différence fondamentale dans le rapport à l’alimentation. Les Américains, très influencés par l’éthique protestante décrite par le sociologue allemand Max Weber, considèrent que manger est une affaire individuelle. Chacun a à sa disposition une vaste panoplie d’aliments et porte la responsabilité de faire les bons choix. Les Français, à l’inverse, accordent plus d’importance à la notion de plaisir et de
convivialité. Pour eux, avaler un sandwich dans la rue n’est pas manger. Manger, c’est partager un repas avec d’autres, à une heure bien précise et dans des conditions bien précises. En l’occurrence, assis à une table. Un héritage de la culture catholique fondée sur l’idée de rituel communiel autour du corps du Christ.

Cette tradition a cependant tendance à reculer ces dernières années…
C. F. : En effet, le modèle américain fondé sur l’individualisation de l’alimentation gagne du terrain partout dans le monde. Même en France,
on assiste à une certaine érosion de la dimension de partage. Alors que les salariés français s’arrêtaient plus d’une heure et demie pour se sustenter dans les années 1990, ils ne consacrent plus désormais que 22 minutes en moyenne à la pause de midi. N’empêche, c’est toujours dans l’Hexagone qu’on passe le plus de temps à déjeuner. Et nos journées restent toujours très normées par les repas. À 13 heures, 50 % des Français sont à table ! Si vous leur demandez pourquoi, en général, ils ne vous disent pas :
« parce que j’ai faim », mais « parce que c’est l’heure du déjeuner ! » C’est comme ça, c’est une norme sociale.

Malgré leur culture de la table, les Français sont un peu moins touchés par l’obésité. Comment l’expliquez-vous ?
C. F. : On a en effet constaté que les États-Unis et le Mexique, qui consacrent le moins de temps aux repas, sont ceux où l’obésité est la plus forte. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il est beaucoup plus difficile de s’auto-réguler quand on se retrouve seul devant les innombrables tentations. Alors que dans un repas à plusieurs, il est rare qu’on se serve trois fois parce qu’on est soumis au regard des autres. Alors cultivons la
commensalité.

La montée des particularismes alimentaires risque pourtant de la freiner…
C. F. : C’est vrai, surtout chez un Anglais ou un Américain qui acceptera sans sourciller qu’un convive ne mange pas ce qu’il a préparé, alors qu’un Français le verra plutôt d’un mauvais œil. À moins que la raison invoquée soit d’ordre médical. Et encore. Quand vous êtes invité à dîner chez quelqu’un, vous êtes censé faire honneur à sa cuisine. Sinon, vous faites entrave à cette communion implicite. Vous brisez la logique universelle de la réciprocité de l’hospitalité. Aujourd’hui, ce n’est pas trop un problème car les particularismes alimentaires restent minoritaires. Mais s’ils viennent à se développer, il nous faudra apprendre à négocier.