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Pour le plurilinguisme

Faire découvrir la diversité des langues aux jeunes enfants et leur donner l’occasion de s’appuyer sur leur idiome maternel pour en apprendre d’autres, voilà ce que propose cette association pour les préparer à mieux vivre ensemble. Bogaré («bienvenue ») aux ateliers de Dulala!

Trois mamans accompagnées de leurs bambins de 0 à 5 ans prennent place, les pieds nus ou en chaussettes, sur les tapis en mousse bleus posés au milieu de la salle. « Tu es prêt pour un grand voyage, Adam? » chuchote, dans un sourire, Julia Alimasi, la comédienne qui anime l’atelier d’éveil aux langues le mercredi matin à la maison pour tous du Blanc Mesnil (Seine-Saint-Denis). Elle commence à se frotter les paumes l’une contre l’autre pour s’échauffer. Petits et grands suivent le mouvement avec enthousiasme. « Pour découvrir et rencontrer de nouvelles personnes, on va ouvrir nos yeux, nos oreilles, notre nez, notre bouche, poursuit-elle. On prépare bien entendu notre petit cœur. Et aussi nos bras, nos jambes… Jusqu’aux pieds. » Un retardataire franchit la porte avec ses deux filles sous le bras. « Super! Vous arrivez juste à temps pour la chanson des prénoms ! » souffle Julia. Les mains se mettent à frapper en rythme. « Cheri na nga kombo naye… – Mon chéri s’appelle…» entonne l’animatrice en lingala – une langue parlée au Congo –, en désignant du doigt une participante au premier rang. « Najat », répond celle-ci. « Bogaré / Eé bogaré. – Bienvenue. » « Ici, on n’est pas dans un cours de langue », explique en aparté l’animatrice, elle-même issue d’une mère
italienne et d’un père congolais. « Le but est juste de faire découvrir à tous les enfants, y compris monolingues, la diversité des langues par le jeu, la musique, les chansons, les histoires. »

FAVORISER LA TRANSMISSION
Derrière ce projet: l’association D’une langue à l’autre, plus connue sous l’acronyme Dulala, créée en 2009 par l’Italienne Anna Stevanato. « Petite, j’ai été élevée par mes grands-parents, qui m’ont toujours parlé en vénitien, raconte-t-elle. Ce dialecte étant très mal vu en Italie, j’ai longtemps éprouvé un sentiment de honte et plus tard j’ai eu honte d’avoir eu honte. Lorsque je me suis installée en France avec mon mari, français, et que nous avons eu nos enfants, j’ai absolument tenu à leur apprendre l’italien, qui véhiculait à la fois mon histoire, ma culture et mon identité, reprend-elle. Mais je me suis vite rendu compte de la difficulté de transmettre sa langue maternelle lorsqu’on est le seul à la parler dans l’entourage. J’ai cherché des espaces de socialisation laïcs en italien mais je n’en ai pas trouvé. C’est comme cela qu’est née l’association Dulala. » L’idée? Encourager la transmission des langues familiales, qui constituent la première expérience de communication de l’enfant. « Depuis la Révolution, la France s’est construite sur l’idéologie de l’État nation, qui a mis au ban les langues régionales puis les langues de l’immigration, perçues comme un obstacle à l’apprentissage du français », explique Coline Rosdahl, responsable du matériel pédagogique pour l’association. «Or, toutes les études scientifiques aujourd’hui montrent que pour développer le langage l’enfant s’appuie sur sa langue maternelle, celle qui l’a accueilli quand il est venu au monde. Plus ce socle de départ est riche et solide, plus il a de facilité ensuite à apprendre d’autres langues. »

ENCOURAGER L’OUVERTURE D’ESPRIT
Une marionnette de tortue en peluche jaillit de la valise noire, échouée sur un pouf. « Buon giorno, hello, buenos dias », lance Julia, en déambulant d’une famille à l’autre. « Que veux-tu chanter maintenant, Mélina ? » sonde l’animatrice. « Kumi! » répond du tac au tac la fillette de 4 ans, assise sur les genoux de son papa, Jana, originaire du Sri Lanka. « Je suis né en France mais, comme mes parents ne parlaient pas français, il n’y avait que le tamoul à la maison », raconte ce père de famille de 35 ans. « Du coup, j’ai eu un peu de mal en entrant à l’école et je ne voulais pas que ma fille connaisse les mêmes difficultés. » Pas question cependant de tirer un trait sur son héritage. « À la maison, on parle les deux langues, et je trouve ça bien que Mélina en découvre d’autres ici. Ça lui apporte une ouverture d’esprit. »
À l’origine, Dulala ne proposait que des ateliers bilingues pour les enfants, mais il est apparu que la formule ne fonctionnait que pour les langues qui sont valorisées dans notre société, comme l’anglais. « Pas pour les langues de l’immigration qui, bien que majoritaires en France, restent plutôt mal vues, explique Anna Stevanato. Il nous a donc semblé important de créer, à côté, des espaces où toutes les langues étaient reconnues et mises sur un pied d’égalité. » Il en existe aujourd’hui une dizaine dans toute l’Île-de-France.

En parallèle, l’association développe des outils pédagogiques d’éveil aux langues tels que des jeux, des albums jeunesse, des boîtes à histoires ou encore des comptines plurilingues pour aider les professionnels de l’éducation et de la petite enfance à prendre en compte les langues des familles. « Lors de mes premières années en France, j’ai enseigné l’italien en primaire et j’ai découvert que mes élèves parlaient tout un tas de langues qui ne franchissaient pas les grilles de l’école », raconte Anna Stevanato. « À la fois parce que les enfants n’osaient pas forcément montrer qu’ils étaient différents et parce que nous, personnels éducatifs, ne savions pas toujours comment prendre en compte ces langues que nous ne parlions pas. » En dix ans, l’association a déjà réussi à sensibiliser plus de 9000 professionnels. Son ambition aujourd’hui? Indigner la société civile et faire pression sur le monde politique pour développer une vraie éducation au plurilinguisme. « Dans la société d’aujourd’hui, lire, écrire et compter ne suffisent plus pour réussir, insiste Anna Stevanato. On a aussi besoin de compétences psychosociales: communication, coopération, empathie, gestion du stress… Valoriser toutes les langues permet non seulement de donner aux enfants davantage confiance en eux mais aussi de développer leur capacité d’adaptation et de les éduquer à l’altérité. » Un premier pas pour construire une identité plurielle apaisée et renforcer la cohésion sociale.