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Économie Pèlerin

Forêts: le grand cambriolage

Partout en France, les vols d’arbres se multiplient, notamment sur les petites parcelles isolées. Dans le viseur des vandales : les chênes, revendus à prix d’or. Le phénomène est tel qu’il force autorités et propriétaires à réagir.

Des souches et un enchevêtrement de ronces. Voilà ce qu’il reste du petit coin de forêt que Jean-Marie Max a hérité de ses parents à Hettange Grande (Moselle). Il y a quatre ans, sa parcelle a été la cible d’une coupe sauvage chirurgicale. « Des forestiers sont venus avec des camions et ont pratiquement tout coupé, y compris des arbres qui avaient plus de 100 ans, raconte le retraité de 61 ans. Ils ont embarqué les grumes mais ont laissé les branches. Un vrai désastre. » Les malfrats n’en étaient pas à leur coup d’essai. Depuis 2017, ils auraient floué une quarantaine de propriétaires dans la région pour un préjudice total estimé à 500 000 euros. Visé par plusieurs plaintes, le dirigeant de la société forestière était jugé le 20 juin devant la cour d’appel de Metz. Il risque une peine de deux ans de prison, dont dix-huit mois avec sursis. La décision sera rendue le 30 octobre.

Toute la France est touchée

Les forêts françaises n’en avaient donc pas assez avec les sécheresses, les incendies et les attaques de parasites. Les voilà confrontées à un nouveau fléau : les vols. On ne parle pas ici des disparitions de tas de bois sur le bord des routes, aussi vieilles que la nuit des temps. Non, la dernière trouvaille des bandits consiste à opérer des coupes brutales et illégales d’arbres sur pied en pleine forêt. D’après le Commandement pour l’environnement et la santé, créé par la gendarmerie nationale, 1 185 faits de trafics et coupes ont été recensés en France entre le 1er janvier 2023 et le 31 mai 2025.

Un chiffre en augmentation de plus de 15 % en un an. Sans grande surprise, ce sont les régions frontalières comme le Grand Est, la Nouvelle-Aquitaine et l’Occitanie qui concentrent la majorité des plaintes. La raison est simple : la marchandise y est plus facile à exfiltrer. Mais les massacres à la tronçonneuse touchent désormais tout le territoire. À tel point que le syndicat des propriétaires privés Fransylva a lancé, au printemps, un numéro d’urgence pour aider les victimes dans leurs démarches. En un mois, la plateforme avait déjà reçu plus de cinquante appels.

Le mode opératoire varie peu. Les exploitants de forêts véreux repèrent des parcelles intéressantes, de préférence à l’abri des regards, et mènent une petite enquête, auprès des voisins ou de la mairie, pour connaître l’identité des propriétaires. Il leur suffit ensuite d’invoquer plusieurs arbres malades pour s’arroger leur bois, au prix d’une poignée d’euros.

Convoitises étrangères

Le sale boulot est en général effectué par des bûcherons d’origine étrangère, sans qualification. L’escroquerie va parfois encore plus loin. Certains n’hésitent pas à couper plus d’arbres que prévu, à déborder sur les terrains voisins ou carrément à raser des hectares entiers sans aucune autorisation. Avec les abatteuses et autres engins lourds actuels, les troncs sont coupés, débardés et chargés sur des camions en un tournemain. Circulez, il n’y a rien à voir. Les escrocs ciblent en priorité les arbres de valeur : les douglas, les frênes, les épicéas et surtout les chênes. «Cette essence produit un bois dense et résistant, très recherché pour réaliser des charpentes, des traverses de chemin de fer, des tonneaux et aussi de jolis meubles », rappelle Antoine d’Amécourt, président de Fransylva. Notre pays possède la quatrième plus grande forêt en Europe et la première s’agissant des feuillus : 40 % de sa surface forestière est composée de chênes. La Chine en est particulièrement friande. Et pour cause. Après des décennies d’exploitation intensive, elle a décidé, en 2017, de mettre un terme à l’abattage commercial de ses forêts naturelles pendant quatre-vingt-dix-neuf ans. Pour couvrir ses besoins, elle doit s’approvisionner massivement à l’étranger. Mais entre les effets du changement climatique et la décision de la Russie – l’un des plus grands pays forestiers au monde – d’interdire l’exportation de grumes pour valoriser la transformation industrielle locale, l’offre se réduit de plus en plus, ce qui fait grimper les tarifs. En moins de dix ans, le prix moyen du mètre cube de chêne a plus ou moins doublé pour atteindre 228 euros. Un niveau parmi les plus élevés depuis vingt ans. De quoi encore attiser l’appétit des voleurs à la petite semaine.

Leur terrain de jeu favori ? Les zones forestières isolées. Et elles sont très nombreuses sur le territoire. On le sait peu mais les forêts françaises appartiennent à 75 % à des propriétaires privés. Qui sont une myriade : plus de 3 millions en tout. Les deux tiers d’entre eux possèdent moins d’un hectare. Ils échappent donc à l’obligation s’imposant aux plus gros de rédiger un plan simple de gestion détaillant tous les travaux prévus pendant les dix ou vingt prochaines années. Certains habitent loin, d’autres ignorent carrément l’existence de ce bout de patrimoine dont ils ont hérité. Résultat: beaucoup délaissent leur massif. Du pain bénit pour les voleurs.

Moins de surveillance

Guillaume Grimm est maire de Chaignes, une petite commune de 267 habitants dans l’Eure. Un dimanche d’août 2023, il est réveillé par le coup de fil d’un administré, étonné d’entendre tourner des tronçonneuses à 6 heures du matin. L’élu décide alors de se rendre sur place et tombe nez à nez avec trois ouvriers d’origine étrangère qui déboisent trois parcelles à tour de bras. L’une d’elles appartient à Robert Lemarié, un agriculteur de 70 ans domicilié à Vert (Yvelines), à près de 30 km de là. « Pour moi, c’est la double peine, tempête ce dernier derrière sa grosse barbe et ses lunettes. Non seulement j’ai perdu mes bois mais en plus, je risque une sanction si je laisse ma parcelle en l’état, puisque la loi oblige les propriétaires à reboiser après chaque coupe. Sauf que je n’ai jamais demandé qu’on rase mes
arbres, moi ! »

Bien que moins exposées, les forêts publiques ne sont plus à l’abri. « Avec les réductions d’effectifs successives dans les directions départementales des territoires, il y a de moins en moins d’agents sur le terrain pour surveiller », regrette Bruno Doucet, chargé de campagne pour les forêts françaises chez Canopée, une association œuvrant pour la défense des forêts. « Les bois sont devenus un vaste champ pour faire ce qu’on veut. » Illustration à Guéret (Creuse). L’hiver dernier, dans un lieu-dit perdu à la sortie de la ville, deux hectares de forêt appartenant à la commune ont été rasés sans aucune autorisation. Plus de faune, plus de flore, plus de zone humide aux abords du bois. Ne reste qu’un paysage de désolation. « Les sols sont totalement saccagés, tempête la maire, Marie-Françoise Fournier. Si on ne les remet pas en état, ces parcelles seront fichues pour des années. » Il faudra aussi recouper toutes les souches qui font, pour certaines, jusqu’à 2 m de haut. « La coupe n’a pas du tout été faite dans les règles de l’art, s’agace Nicolas Ceyrat, technicien territorial à l’Office national des forêts (ONF). Non seulement, elle ne laisse aucun avenir aux tiges qui repousseront mais en plus, elle ternit l’image de notre métier. »

Préjudice moral et financier

Du côté des riverains aussi, c’est la consternation. « On a bien vu les ouvriers travailler, témoigne Daniel, 76 ans, qui habite à quelques centaines de mètres. Mais on ne pouvait pas savoir s’ils avaient une autorisation ou non. » Devant le chaos laissé par leurs engins, le retraité ne peut réprimer sa colère. « Quand j’étais petit, j’allais ramasser des châtaignes et des champignons dans le bois. Aujourd’hui, tout est défiguré. Si on veut aller s’y promener, on a intérêt à s’équiper d’un GPS. Sinon, on risque de tomber dans une ornière et d’y rester. » La mairie, qui prévoyait de mener un projet d’agri-photovoltaïsme sur ce terrain, s’est empressée de déposer plainte.

Un réflexe trop peu répandu parmi les petits propriétaires. Le manque à gagner peut pourtant se chiffrer en milliers d’euros. Sans compter le préjudice moral. « Pour beaucoup, la forêt est l’histoire d’une famille, un bien qui se transmet de génération en génération », rappelle Philippe Heurtevent, de la fédération L’appel des forêts d’Île-de-France. Mais certains ont honte de s’être fait berner. D’autres se sentent coincés parce qu’ils ont accepté une somme en espèces. Les failles du système
répressif en refroidissent aussi plus d’un. « Les gendarmes et les magistrats étant très peu formés aux atteintes à l’environnement, les affaires sont souvent classées sans suite », déplore Philippe Heurtevent. Les lignes commencent toutefois à bouger. En grande partie grâce à l’engagement indéfectible des militants associatifs. Dans une autre vie, Virginie Meurisse, 54 ans, exerçait comme auxiliaire de vie scolaire. Mais devant la multiplication des cas de vols, cette mère de famille a lâché son emploi et son salaire pour se consacrer entièrement à la préservation des arbres.

Tout commence en 2022, quand elle constate une série de coupes non
autorisées dans la commune de Septeuil (Yvelines). Scandalisée, elle dépose plainte, sollicite un expert pour faire estimer les dégâts, et réussit même à photographier les conteneurs s’apprêtant à transporter les grumes. Grâce au numéro inscrit dessus, elle peut suivre à distance tout leur parcours : de Septeuil à Dalian, en Chine, en passant par le port d’Anvers (Belgique). Une organisation digne du grand banditisme Derrière ce trafic, un homme, Serdar Demir, gérant de la société Euro Bois, que nous avons contacté. « Je ne veux pas discuter des choses qu’on m’a reprochées, à tort d’ailleurs, coupe-t-il d’emblée. L’affaire est toujours en cours, et ce n’est pas bon pour ma santé, ça me crée des dégâts psychologiques. Vous ne pouvez pas dire que j’ai volé sans avoir aucune preuve, juste par spéculation. »

Briser le sentiment d’impunité

L’enquête menée par la gendarmerie a pourtant clairement démontré sa responsabilité dans l’affaire. Et en juin 2024, le tribunal de Versailles (Yvelines) l’a condamné, à titre personnel, à 1 000 euros d’amende, ainsi qu’à une peine d’inéligibilité de deux ans et à une interdiction de faire du négoce de bois pendant trois ans. Il lui est également défendu d’exercer toute activité d’exploitation forestière. « Le préjudice écologique n’a malheureusement pas été pris en compte, regrette Virginie Meurisse. J’espère malgré tout que cette peine va pousser les particuliers à plus de vigilance et fissurer le sentiment d’impunité qui règne parmi ces bandits. »
Des solutions existent pour stopper les pratiques abusives, comme l’affichage obligatoire sur site des déclarations préalables ou un encadrement plus strict des coupes rases. Des projets innovants sont
aussi dans les tuyaux. En septembre, une opération pilote va ainsi être lancée dans le Grand Est pour favoriser les regroupements de foncier. «Aujourd’hui, le morcellement forestier alourdit la responsabilité portée par chacun des propriétaires, constate Anne Dunoyer, présidente de
Fransylva Grand Est, qui coordonne l’initiative. L’idée est donc d’encourager les échanges de parcelles pour améliorer leur
gestion et faciliter leur surveillance. »

L’ONF, de son côté, participe à un programme de recherche pour assurer une traçabilité sécurisée des grumes de chênes. « De plus en plus de consommateurs veulent connaître la provenance de ce qu’ils achètent », rappelle Aymeric Albert, chef du département commercial bois à l’ONF. Or, les méthodes actuelles de traçabilité du bois comme le marquage à la peinture, les plaquettes en plastique ou les puces RFID (radio-identification) ne sont pas assez fiables. « Avec l’université de Lorraine et l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), on développe des techniques couplant imagerie et intelligence artificielle afin de créer une empreinte digitale unique pour chaque grume. »

En attendant que ce nouveau dispositif prenne vie sur le terrain, la riposte s’organise chez les petits propriétaires. Certains installent des caméras, d’autres glissent un traceur GPS dans leur tas de bois. Marie-Françoise Fournier, la maire de Guéret, refuse, elle, d’en arriver là. « On ne peut pas mettre un policier derrière chaque tronc ni installer des palissades autour de chaque massif pour en interdire l’accès, s’exclame-t-elle. La forêt est un espace commun où chacun a sa place. » À condition bien sûr que le respect y soit de mise.